Pierre Miele, mai 2020
Texte publié dans la revue Auvergne laïque n°485
Le coronavirus a créé une situation brutale de grand trouble collectif ! Danger mondialisé, ennemi invisible et à peine connu ; aucune communauté scientifique n’en a du moins la maîtrise. Si le danger est un fait, les cibles en sont incertaines, et la population ignore les moyens de s’en protéger : force est de faire confiance… Mais à qui ? à quoi ?
Nous avons assisté à une avalanche médiatique de « vérités » péremptoires successives et de consignes contradictoires, et deux événements ont été particulièrement marquants et démonstratifs en la matière :
– de la part de responsables nationaux aux débuts de la pandémie, le déni du danger et le refus d’avouer l’absence de masques et de moyens de test, dans le but de dissimuler des carences ; cette attitude, au demeurant ridicule, qui n’est autre qu’une falsification des faits, est grave et ne peut que renforcer la méfiance déjà grande à l’égard de la parole politique et de celle des autorités de l’Etat ;
– le mépris affiché par le désormais célèbre professeur Raoult, à l’égard des procédures de preuve scientifique et son affirmation publique que tout résultat scientifique pourrait ou devrait être soumis au débat des citoyens, donne à la vérité scientifique une valeur relative que diffusent par ailleurs des idéologues obscurantistes. Il promeut par là un contresens sur la controverse scientifique qui, elle, doit exister, mais qui ne relève pas du débat d’opinion. Ce positionnement à la face du monde décrédibilise son auteur, mais risque aussi, et c’est grave, de décrédibiliser la parole scientifique.
En 2017, le Cercle Condorcet avait consacré ses travaux aux modes de pensée qui contrarient la raison1 ; le contexte invitait alors à s’interroger sur la puissance des croyances et à mobiliser les moyens qui permettent de les contrer pour que la raison triomphe.
C’est le terrorisme fanatique qui menaçait alors notre monde ; mais au danger réel des attentats perpétrés ou en préparation, s’ajoutait celui de la panique et de son exploitation par les medias avides de spectacle et d’émotions, par des idéologues prêts à diffuser leurs interprétations du phénomène, et par les gouvernants prêts à utiliser l’urgence et la sécurité pour justifier les décisions qu’ils prennent pour notre bien.
Donc d’un côté des croyances, avec la forme extrême de l’islamisme et, au-delà, de toutes les formes d’intégrisme religieux ; et de l’autre côté des opinions sur le diagnostic (par exemple le rôle des réseaux sociaux et des prisons dans le développement du phénomène,…), puis sur la nature et l’ampleur des faits, puis sur les mesures à prendre (déchéance de nationalité, introduction en toute hâte d’un enseignement de morale laïque à l’école…)…
A la Vérité révélée et imposée des croyances, et aux vérités multiples des opinions concurrentes, et à plus forte raison à la falsification², nous opposons la vérité issue de la connaissance et du savoir et la capacité de jugement rationnel des individus à faire la distinction entre ces formes de vérité, et à exercer en autonomie et pleine responsabilité leur rôle de citoyen.
C’est cette capacité que l’école publique a la charge d’outiller par l’instruction et l’apprentissage des modes de pensée eux-mêmes en créant des situations pour les exercer et les reconnaître. Chacun apprend à l’école que la vérité est le résultat d’un processus de preuve, et qu’elle fait l’objet d’un consensus que seuls les scientifiques du domaine peuvent faire évoluer s’il y a lieu. On apprend aussi à savoir qu’on ne sait pas… Et qu’alors il faut s’informer et se méfier des croyances et des opinions. L’incertitude n’empêche pas de prendre une décision, avec un certain degré de confiance.
Mais encore faut-il que les plus hautes autorités, qu’elles soient politiques ou scientifiques ne soient pas les premières à trahir ce qu’on apprend à l’école, surtout en temps de crise…
Car en temps de crise, c’est la peur qui nous fragilise ; la menace Daech comme celle de Covid_19 nous le montrent ; la peur, bien qu’elle n’annihile pas notre capacité de penser, peut néanmoins altérer notre capacité de résistance, faire émerger des comportements irrationnels d’égoïsme, de suspicion, de haine, et nous faire consentir collectivement à une réduction de nos libertés.
On se rassurera en constatant, qu’au-delà des exceptions, la population a, dans cette période encore, massivement réagi avec sérénité, souvent avec courage, de manière raisonnable sinon rationnelle, et cela sans oublier ses aspirations d’avant la crise. Signe sans doute que l’école joue bien son rôle dans la formation des citoyens en leur apportant ce qu’il faut d’esprit critique.
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1 Défendre la raison en de sombres temps (Cahier n°17, Cercle Condorcet de Clermont-Ferrand – 2017)
² Les fausses nouvelles dans l’espace démocratique (sous la direction de Philippe Bourdin, Centre d’histoire Espaces et Cultures, Université Clermont-Auvergne – 2018 )